Saïd Mekbel - Billets, Ce voleur qui...

[Icerfan]

Ce voleur qui…


Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour rentrer chez lui, c’est lui.

Ce père qui recommande à ses enfants de ne pas dire dehors le méchant métier qu’il fait, c’est lui.

Ce mauvais citoyen qui traîne au palais de justice, attendant de passer devant les juges, c’est lui.

Cet individu pris dans une rafle de quartier et qu’un coup de crosse propulse au fond du camion, c’est lui.

C’est lui qui, le matin, quitte la maison sans être sûr d’arriver à son travail. Et lui qui quitte le soir son travail sans être certain d’arriver à sa maison.

Ce vagabond qui ne sait plus chez qui passer la nuit, c’est lui.

C’est lui qu’on menace dans le secret d’un cabinet officiel, le témoin qui doit ravaler ce qu’il sait, ce citoyen nul et désemparé…

Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c’est lui.

Ce cadavre sur lequel on recoud une tête, décapitée, c’est lui.

C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d’autre que ses mains, rien d’autre que ces petits écrits, lui qui espère contre tout, parce que, n’est-ce pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier.

Lui qui est tous ceux-là et qui est seulement journaliste.



Saïd Mekbel

Décembre 1994

(Dernier billet – jour de son assassinat)

[Icerfan]

Le Matin
02 mars 1993


J’ai grandi et vécu dans un milieu qui me fit, tout jeune, adopter deux petites idées : la première, est qu’un croyant pouvait se passer des grands discours pour vivre sa vie de croyant du moment même qu’avoir la foi, c’est d’abord croire sans avoir besoin de preuves ou de démonstration d’aucune sorte.
La seconde idée est que, en matière de comportement religieux, tout devait être considéré d’abord comme une aventure spirituelle individuelle et personnelle, car chacun est seul comptable de la manière dont il va se présenter devant le créateur au jour de vérité.

[Icerfan]

Pour garder les plaies de la mémoire ouvertes....

En guise d'hommage, quelques billets de Saïd Mekbel où lui-même rendait hommage à ceux qui l'avaient précédés sur cette route d'où nul ne revient...


Le Matin
31 mai 1993

Nos enfants, c'est pas...


Lui aussi, c'est quelques jours avant l'Aïd, lui aussi un jour de fin de semaine, lui aussi aux premières heures de la matinée parce que l'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt.

En se levant ce mercredi matin, Tahar Djaout est un homme d'avenir. Mieux, il est un homme de l'avenir. Il est de ceux qui peuvent faire reculer les horizons pour que les enfants puissent vivre et respirer à l'aise dans ce pays.

Il a tout, Tahar Djaout pour aider à ouvrir toutes grandes les portes qui font les petits paradis terrestres.

N'est-ce pas que nos enfants ont aussi droit au bonheur comme tous les petits du Japon, d'Amérique, d'Autriche ou d'ailleurs ? Alors pourquoi ne pas aider à ouvrir toutes grandes les portes ?

Lui aussi, c'est quelques jours avant l'Aïd, lui aussi un jour de fin de semaine, lui aussi aux premières heures de la matinée. Lui aussi, les grands ordonnateurs des exécutions sommaires ont décidé qu'il ne fallait pas le laisser pousser avec d'autres les portes sur l'avenir et qui font reculer les horizons...

Car nos enfants, n'est-ce pas, c'est pas des petits Japonais, c'est pas des petits Américains, c'est pas des petits Autrichiens...

[Icerfan]

Saïd Mekbel
28 juin 1993



Questions

Grand commis de l'Etat comme Senhadri, le sociologue M'hamed Boukhobza a été assassiné à l'arme blanche comme le professeur Boucebci. Il venait de succéder à Djillali Liabès à l'Institut des études de stratégie globale.

Lui aussi, assassiné le matin, alors qu'il sortait de chez lui pour aller au travail comme Tahar Djaout, autre intellectuel. Comme le docteur Flici.

Voilà, le tout est bouclé. On ne laisse même plus le temps à la terre des cimetières de se tasser dans la tombe de l'un, qu'il faut déjà se mettre à creuser une autre tombe à côté. Quelle effroyable, abominable, diabolique machination que cette série de crimes qui ne visent que le savoir et l'intelligence !

Des victimes qui tombent et qui n'ont même pas cette mince consolation de savoir pourquoi on les a choisies ni pourquoi on les a tuées. Des crimes à propos desquels le doute qu'ils suscitent est la seule certitude. Tant on peur leur trouver mille mobiles.

N'y a-t-il vraiment rien d'autre à dérouler sur le chemin qui mène au fauteuil que ce macabre tapis fait de ces corps d'intellectuels que l'on aligne aux revolvers et aux poignards ?

Et nous, victimes en puissance de la société civile, n'avons-nous vraiment rien d'autre à opposer que notre soumission ou notre passivité ?

[Icerfan]

Saïd Mekbel
26 septembre 1993


Filet de pêche

La télévision a annoncé l'arrestation des neuf membres d'un groupe terroriste, présumés ayant participé aux assassinats de Senhadri, Liabès, Boucebci et Djaout.

Il n'y aurait aucun doute sur leur participation aux crimes. Faut-il le dire ? La nouvelle est tombée dans l'indifférence générale, avec peut-être cette fois-ci un scepticisme plus grand encore parce que les membre du groupe terroriste sont apparus le visage dissimulé dans un carré blanc. Nul n'a vu dans ce détail de présentation une tentative de préserver les chances des accusés. Au contraire. C'est que dans ces affaires d'assassinats, l'opinion publique a depuis longtemps arrêté son point de vue et prononcé son verdict : certes, on ne doute pas souvent de l'origine ou de l'appartenance des exécutants de ces crimes ignobles. Mais l'échelon des supérieurs, de ceux qui font le choix des victimes, de ceux qui commanditent ces assassinats, de ceux qui supervisent, règlent et digèrent ? Comment cela se fait-il que depuis le temps on n'ait pas pu encore arrêter un seul responsable, un seul chef ? Jusque-là, on a pris que du menu fretin. Pourquoi ? Est-ce les mailles du filet qui ne sont pas faites pour les requins ou ces derniers qui sont trop malins ?

[Icerfan]

Saïd Mekbel
28 septembre 1993


Services rendus

Ce qu'il est convenu d'appeler notre élite, s'en va par paquets vivre sous d'autres cieux, dans d'autres frontières. Pour quelques uns, c'est franchement le côté de la question sécuritaire qui leur a fait préférer la valise au cercueil.

Pour la majorité, on a voulu surtout profiter de ce que le pays d'accueil soit aujourd'hui dans des dispositions plus favorables à leur installation. Ont-ils eu raison de s'en aller, de quitter provisoirement ou pour toujours le sol natal ?

La question les regarde eux seuls.

Car chacun ici bas est libre de gérer sa vie comme il peut, à défaut de tenter de la gérer comme il aurait voulu.

Jusque-là que du normal. Ce qui l'est moins, c'est qu'un paquet de ceux qui ne sont pas partis, voient dans cette émigration une sorte de fuite faite de trahison, de lâcheté et de désertion. Ce jugement cachent bien entendu ce corollaire que eux, qui sont restés, sont au contraire braves, courageux et, n'ayons pas peur des mots, les vrais patriotes.

Mon Dieu, faites que lorsque le pays aura enfin retrouvé la paix civile, que ces valeureux maquisards ne réclament pas une attestation communale pour services rendus à la patrie.

[Icerfan]

Saïd Mekbel
06 novembre 1991


Ya FIS


Comme dans la lettre que tu m'as écrite, tu n'as pas cessé de me donner du "Ya Saïd", permets-moi en retour de t'appeler "Ya FIS".

Donc mon cher "Ya FIS", grand merci pour ta lettre. Je la trouve bien gentille, même si à chaque bout de phrase tu me promets que je ferai des tas de choses à plat ventre quand le FIS viendra au pouvoir.

Veux-tu que je te dise mon cher ya FIS : ta lettre m'a réellement mis de bonne humeur, car goûtant ton humour comme il se doit, c'est avec beaucoup de plaisir que j'ai pu rire à des trouvailles du genre : "C'est à plat ventre que tu tomberas de haut ya Saïd quand tu sauras les résultats du scrutin du 26 décembre 91".

Eh bien, en lisant cela, ya FIS, j'ai eu même un deuxième motif de satisfaction : celui d'y apprendre avant tous les confrères du pays que ton parti se présente aux élections. Et c'est tant mieux, car tu pourras voter pour les tiens. Moi j'attends pour voir.

Dans ta lettre mon cher ya FIS, tu pousses ta gentillesse jusqu'à me citer les noms de mes commanditaires. Comme je voudrais bien te dire que tu es dans le vrai ! Seulement, je n'ai approché, ni de près ni de loin, Hadjeres, El Hachemi cherif, Chadli, Hamrouche et les autres bien entendu, ni Abassi, ni Benhadj. Je peux même te dire que je n'ai jamais applaudi à leurs discours, ni marché à leur mot d'ordre. Ceci simplement dit, pour tenter d'ébranler certaines de tes sûres certitudes.

Porte-toi bien ya FIS. Je te salue, mais pas à plat ventre.

[Icerfan]

Les derniers voeux de Saïd Mekbel. Ceux de la dernière année de sa vie. De sa vie d'homme vivant. Son autre vie, elle, commençait car di lmut-is, i d-yellul...



Saïd Mekbel
02 janvier 1994


Nos voeux 94


Non messieurs, cela ne nous dit vraiment rien de risquer notre vie pour vous et encore moins de la perdre. Pourquoi ? Vous trouvez normal vous, qu'un simple citoyen n'ose même pas faire la chaîne pour acheter son pain de crainte de prendre une balle dans la nuque alors qu'un Nahnah, Mehri ou qu'un Ben Bella ou autre énergumène politique peut se permettre une flânerie tranquille en ville ? Non, pas normal. Bien.

Vous trouvez normal vous, qu'un de nos Premiers ministres, du temps qu'il sévissait à la tête d'un gouvernement, nous harangue pour nous dire que le terrorisme est notre affaire alors que lui, à la première occasion qui lui est offerte, court se planquer de l'autre côté de la Méditerranée ? Non, pas normal. Bien.

Et il y a encore des tas d'autres trucs comme ça, pas normal, normal, normal.

Messieurs, on vous le dit : le MIA, le GIA, la mafia, les intégristes, les truands et tous les autres bandits, on en a plus que ras-le-bol. Mais de vous aussi messieurs. On commence drôlement à saturer. Pour aller plus loin encore, vous commencez à nous sortir par les yeux et les oreilles.

Alors messieurs, voici nos voeux pour 94 : prenez vos pantoufles et votre brosse à dents et laissez-nous en paix à notre pays. Ceci dit, en prière, avant d'aller nous recueillir devant Youcef Sebti, notre ami ingénieur, poète qui a été assassiné dans son lit.

[Icerfan]

Saïd Mekbel
05 janvier 1994


Le coeur à ça

Les journaux étrangers ils ont eu tort d'affirmer que nous n'avons pas fêté le nouvel an par peur du terrorisme.

Voilà les preuves que notre famille et les amis de notre immeuble. Moi, je n'ai pas fêté à cause que je n'ai pas sept ans révolus et que je n'ai pas l'âge émancipé pour aller danser après le couvre-feu.

Ma sœur Yasmine, elle a quatorze ans mais elle n'a pas l'âge pour une fille de passer la nuit avec le couvre-feu.

Mon cousin Dahmane qui fait maths à Babez. Il a l'âge de tout, mais s'il a quelqu'un pour l'amener, il n'a trouvé personne pour le ramener surtout qu'il doit dormir sur place à cause du couvre-feu.

Notre voisin, qu'on appelle cheb Didi, il peut pas aller danser à cause qu'il est de garde à l'arrondissement vu qu'il est flic et que le réveillon ça peut donner des idées aux terroristes.

Notre voisin du dessus non plus il peut pas aller réveillonner vu qu'il a disparu depuis un an et que sa soeur elle s'est vantée un jour qu'il est devenu comme émir du côté de Tablat.

Bref, comme dit mon père à ma mère : le terrorisme c'est pas la raison objective. La raison elle est subjective parce que cette année on n'a pas le cœur à ça.