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Vieux 27/05/2010, 01h37
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Ameghnas
 
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Mebla m-a neslugh tamda.
imawlan n-tira y-agi ad isinen aman nsen, a-sen nernu afud i garzen


"Un peu partout, ici et là, je n’ai cessé de dire combien tu me manquais et à quel point ton absence laissait un vide béant, que nul autre, aussi parfait soit-il, ne saurait combler.

Je n’ai connu de toi que le talent de ta plume. Mais il y avait tellement de toi dans tout ce que tu as écrit que, d’une manière ou d’une autre, j’ai dû toucher un peu de ton être.

Aucun mot ne saurait qualifier, avec assez de justesse, le sentiment de perte qui m’habite dès que je te lis ou relis. Je n’ose pas imaginer ce que ressent ta famille ; je n’en ai pas le droit, d’ailleurs.

Quand nous avons appris que les « gardiens de la morale », s’en étaient pris à toi, même les plus athées d’entre nous n’ont pu s’empêcher de prier pour toi. Tu en aurais, sans doute, pouffé de rire…

Mais tu étais trop loin, de l’autre côté de la vie, pour te rendre compte de l’émoi qui avait saisi ceux qui te connaissaient.

Et même ceux qui ne te connaissaient pas. On ne s’attaque pas aux symboles. Mais eux, l’ont fait, impunément.
Que restait-il alors à faire ? Prier pour toi.
Nos prières de mécréants n’ont pas dû alerter Dieu puisqu’il ne nous a pas entendu.

Parfois, je me dis qu’il a fait exprès de nous priver de toi pour mieux jouir de ton talent, tel un égoïste, tel que seul un dieu peut l’être.

A d’autres moments, je me dis qu’il a, au contraire, bien fait de ne pas nous écouter. Tu n’aurais pas aimé ce que notre société est devenue. Il n’y a pas eu de Ruptures, nous sommes toujours autant préoccupés par nos poches stomacales…

Le regard critique que tu posais sur notre société œsophagique (oui, elle n’a pas changé, elle l’est toujours), ne t’empêchait pas d’être aimant, tel le père que tu as été et que tu continueras d’être dans le souvenir de tes filles.

Tu les aimais, ce pays et son peuple, n’est-ce pas ? Tout ingrat que soit l’homme, tu persistais à croire en lui. On ne le penserait pas à évoluer auprès de Mahfoudh Lemdjad et son métier à tisser. Mais on a vite été détrompé en lisant ton Dernier été de la raison. Tu y croyais, sinon Boualem Yekker serait tombé dans un misérabilisme sans fin.

Mais non, Boualem, à sa manière, a résisté avec les moyens qui étaient les siens : les mots, le verbe et les livres.

Les Frères Vigilants et les Thérapeutes de l’esprit n’ont pas frappé au hasard. Ils ont bien choisi et trop bien visé.

Ton Dernier été de la raison m’a tellement ému, que je ne peux trouver des termes assez forts pour traduire l’émotion qu’il a suscité en moi. Si beau et si bouleversant. Nul autre que toi n’a su saisir de manière aussi précise, avec des mots aussi simples, la schizophrénie ambiante de cette décennie.
A la manière de Mouloud Mammeri qui avait été magistral avec sa (notre) colline oubliée.
Nous commencions à peine à nous remettre de sa perte…
Ta lettre, fût l’un des plus beaux hommages qu’il m’ait été donné de lire…

J’aime parfois à penser que c’est lui qui est venu te prendre par la main, de l’autre côté de la vie, là bas… En ouvrant les yeux sur un monde dont tu ignorais encore les coutumes, il aurait été des plus rassurants de trouver un visage familier et fraternel. Peut-être est-ce là une vision naïve ?

Le lecteur éclectique que tu étais, a certainement lu Le Joueur d’échecs de Zweig. Stefan Zweig, écrivain plus que talentueux, à la fin autrement triste, a commis là une œuvre d’une grande facture.
Je ne vais pas émettre de jugement qualitatif entre son œuvre et la tienne ; je ne serais pas objectif et j’en laisse le soin aux professionnels. Et puis, les deux se situent à des niveaux différents de ma conscience.

Avec Zweig, je me retrouve aux portes de la folie nazie, épisode de l’Histoire de l’Humanité auquel je ne peux rester insensible. Mais avec toi, les portes s’ouvrent, je me retrouve chez les miens et je me situe à un niveau irrationnel et subjectif.

Mais là n’est pas la raison pour laquelle j’évoque Zweig. Le joueur d’échecs de Zweig et ton libraire font partie du même monde. Ce monde où l’on est sur le fil du rasoir, où l’on oscille entre la raison et la perte de ses sens et de cette raison. Ce monde où l’obscurantisme s’érige en valeur, en principe de vie. Que reste-t-il au pauvre quidam qui résiste et refuse de sombrer ?

Le joueur d’échecs vole un livre et c’est dans ce livre qu’il tente de trouver une échappatoire. Boualem Yekker se construit une forteresse sécurisante avec des livres.

Les rouages du joueur d’échecs finissent par aller trop vite et le mènent à l’hopital pour overdose d’échecs imaginaires, tandis que le libraire cauchemarde à un infanticide.

Le joueur d’échecs porte une cicatrice visible. Les stigmates de Boualem Yekker sont sanglants mais invisibles.

Tu vois, ils forment des facettes différentes du même personnage et ils évoluent dans un monde identique, bien que les époques et les lieux soient différents ; L’obscurantisme a le même visage et produit les mêmes effets.

Je pense avoir trouver le meilleur moyen, à ma mesure, de te rendre hommage et de faire vivre l’homme que tu étais. J’offre tes livres. Et il se produit à chaque fois le même phénomène : celui à qui j’ai prêté l’un de tes livres, s’empresse d’aller se procurer les autres et se met à son tour à les offrir.
Ainsi, une chaîne de lecteur se crée, à mon grand bonheur. Mais je n’y suis pour rien, c’est ton talent qui fait le travail. Les réactions des uns et des autres me nouent la gorge et ne manquent pas de me faire monter les larmes aux yeux à chaque fois.

Tu étais trop bon pour ce monde, d’autant que tu étais modeste, mais ils ont privé ta famille d’un homme aimant et nous, nous avons été privés d’un homme au regard critique et juste, cela personne ne saurais, ne pourrais et ne voudrais le leur pardonner."

Qim di talwit ulla d-kecc.

Icerfan
Paris - 25 Août 2005.
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