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Vieux 13/06/2011, 21h41
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L’Etranger : une construction
Il est intéressant de revenir sur le voyage de Camus à Rio et sur l’analyse qu’en fait F. Baterfeld dans Les Lettres modernes (archives A.C n° 7 ; 1995) et qui précise que « Camus est mal en point, presque tout le long du voyage. Il semble moins s’intéresser au monde qui l’entoure. Impatience. Mauvaise humeur. Sévérité à l’égard d’une ville charmante, mais ce qui surprend davantage ce sont ces ‘’cinq fleuves’’ que ne possède nullement Porto Alegré ».
« La lumière est très belle. La ville laide. Malgré ses cinq fleuves. Ces îlots de civilisation sont souvent hideux » Écrit Camus dans son journal. Emporté par la mauvaise humeur, Camus se serait-il laissé aller à des notations sans fondement nourries par une humeur dépressives ?
En effet, pas de cinq fleuves, mais cinq nouvelles de Stefan Zweig qui est enterré à Petropolis, à 80 km de Rio et où a été enterré la mère de Meursault ? A Marengo, à 80 km d’Alger.
Et lorsque l’on sait que l’on dénomme fleuve, un long récit, en écrivant Cinq fleuves, Camus ne pouvait faire référence qu’à cinq œuvres de Stefan Zweig, Le joueur d’échecs y compris.

A penser que nous avons été assez convaincants pour l’emprunt concernant les nouvelles publiées avant 1942, comment convaincre pour celle qui le fut à titre posthume ? Rappelons que l’œuvre de Zweig était brûlée par les nazis et qu’il était interdit d’écriture. Que fait un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination ? Et bien, il semblerait plus normal et plus juste qu’il cherchât à la protéger.

D’où les questions qui suivent : Stefan Zweig aurait-il confié son œuvre pour protection à Albert Camus (directement ou par intermédiaire) ? Si cette question est posée, c’est à bon escient. En effet, les deux écrivains se trouvaient à Paris au même moment, soit en avril 1940. Zweig invité à faire une conférence sur La Vienne d’hier, avant de prendre définitivement la route de l’exil. Camus était venu rejoindre son ami Pascal Pia d’Alger républicain qui fonda Paris Soir et avec lequel il travailla quelque trois mois, puis retourna très vite à Alger du fait que Paris ne tarda pas à être sous occupation allemande.

Disons qu’en avril 1940, les Allemands étaient déjà stationnés à Chartres. D’où ces deux questions qui découlent de source : Est-ce qu’une conférence sur La Vienne d’hier méritait que Zweig en face le détour par Paris au risque de sa vie ? Et Albert Camus avait-il vraiment besoin de venir travailler à Paris Soir, alors que les écrivains français fuyaient pour la plupart vers l’Amérique du Nord ou du Sud ? Cela veut autrement dire que Camus et Zweig avaient probablement un rendez-vous top secret à Paris en avril 1940, au sujet duquel Zweig méritait qu’il risquât sa vie : protéger son œuvre.

Cela veut-il dire que Camus, à son retour en Algérie, avait dans ses bagages l’œuvre de Stefan Zweig ? Celle publiée nous intéresse peu, car il est fort probable que Camus était lecteur de Zweig. Il ne pouvait pas être passé à côté d’une œuvre aussi saisissante. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir si Camus avait dans ses bagages Le joueur d’échecs et pourquoi il a utilisé l’œuvre de Zweig pour la construction de L’Etranger ?

Dès la publication de L’Etranger, Camus avait dit à son ami et maître, Jean Grenier, que L’Etranger est une construction. Et déjà au printemps 1940 plus précisément, il lui écrit une lettre dont la teneur est significative « ...Il y a longtemps que je voulais entamer une certaine œuvre, allongée sur beaucoup d’années et figurée sous plusieurs formes. J’attendais pour cela d’être sûr de moi et de mes moyens. Aujourd’hui, ce n’est peut-être pas cela, mais cela en approche, à tort ou à raison. »

Est-ce que Camus a mis davantage son ami dans la confidence ? Nous ne pouvons répondre à cette question, mais ce qui est sûr, c’est que notre démonstration apporte la preuve que L’Etranger est bien une construction sur la base de quatre œuvres de Stefan Zweig (Amok ou le fou de Malaisie, Ruelle au clair de lune, Lettre d’une inconnue et Vingt-quatre heures de la vie d’une femme), la cinquième Le joueur d’échecs reste dans le doute.

Et ce qui est étonnant, c’est qu’aucun camusien n’ait jugé utile de s’attarder sur cet aveu de Camus, alors que ses paroles et ses écrits ont été passés au crible.
Est-ce voulu, ou bien, est-on vraiment passé devant l’essentiel depuis plus de 60 ans ?

Que L’Etranger soit une construction sur la base de quatre (ou cinq) œuvres de Stefan Zweig plus l’histoire de Meursault qui est une création de Camus, est à notre humble avis, tout à l’honneur d’Albert Camus, dans le sens où son humanisme débordant et son courage qui force l’admiration, ont fait de lui un protecteur d’une œuvre dont les nazis menaçaient de mort quiconque l’aurait en sa possession.
Il fallait une « tête brûlée » du genre Albert Camus pour accepter. Quant à son utilisation, nous avançons l’hypothèse selon laquelle Camus n’était armé que du besoin en tant que leader d’opinion et conforme à ses idéaux, de véhiculer à travers sa propre œuvre une œuvre condamnée à l’extermination. Il s’agissait de la faire perdurer au nez et à la barbe des nazis.

Mais dans tout cela, Albert Camus avait perdu de vue l’imprévisible qui a tout gâché. Albert Camus a été pris au piège du succès inattendu de L’Etranger, et de ce fait, il ne pouvait plus parler. Le prix Nobel a enfoncé le clou. La fameuse dispute, qui a fait date entre Albert Camus et Sartre avait-elle vraiment pour seule origine les camps staliniens et l’indépendance de l’Algérie, ou bien le regard perspicace de Sartre qui n’avait pas cessé de scruter L’Etranger, ne voulant pas s’avouer vaincu, quant à son énigme ; avait-il fini par y détecter la marque talentueuse d’un certain Stefan Zweig ?

Ce Stefan Zweig qui se suicida sûrement, non pas à cause de la guerre qui lui était insupportable, mais du fait de savoir son œuvre dans un pays lointain, entre les mains d’un homme qu’il ne connaissait que par oui-dire, convaincu qu’elle était perdue à jamais, l’exil aidant à sombrer dans la dépression.

Voilà pourquoi le malaise grandissant de l’un et le suicide de l’autre n’ont qu’une seule et même cause : l’œuvre de Stefan Zweig confiée pour protection. On pourrait penser que le chercheur est arrivé au bout de sa peine. Assurément non, car la recherche a cela de particulier, c’est un engrenage sans fin.

Voilà que nous découvrons que Camus, âgé alors de 24 ans, se trouvait en Autriche l’été 1937, exactement à Salzburg, la ville où vivait Zweig... Pas question de remonter la filière. A chaque jour suffit sa peine ! Le malaise d’Albert Camus est élucidé, le mystère de L’Etranger enfin levé.

Mais une question taraude l’esprit : est-ce qu’un écrivain dont l’œuvre est menacée d’extermination et afin de la protéger, la confierait à une seule personne au risque qu’elle se perdrait ?
Pour nous, il devenait certain que l’œuvre de Stefan Zweig confiée pour protection a été plus que dédoublée et de ce fait confiée à plusieurs personnes. En d’autres termes, l’œuvre de Stefan Zweig a été dispatchée à travers le monde. L’Algérie n’étant qu’une contrée parmi d’autres. Dès lors, nous savions Albert Camus derrière nous et Stefan Zweig désormais l’objet de nos préoccupations.


Leila Benmasour
El Watan
23 et 24 avril 2006
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